Des Polonais à Saint-Didier (suite)
Un jour, alors que j’étais à la recherche de témoignages concernant la présence de militaires polonais à Saint-Didier (84) à la fin de la Seconde Guerre mondiale (voir https://notrepolonia.com/temoignages-2/mezzadri-brigitte/), je suis tombée incidemment sur une photo minuscule (7 cm sur 6, marge comprise !) représentant un défilé du 11 novembre 1945 où mon père, Joseph Scheiner, dans son uniforme de capitaine fourni par les Anglais, figurait en tête du cortège, marchant d’un pas décidé, avec plusieurs de ses compatriotes que, grâce à l’aide ma mère, j’ai pu identifier.

C’est en examinant dans le détail la toile de fond de cette commémoration, après avoir numérisé et agrandi la photo, que j’ai reconnu la route de Pernes-les-Fontaines, village situé à l’ouest de Saint-Didier, et dans son prolongement ce qu’on appelait alors le chemin de Nice, avec sur la gauche la villa Les Cigales, où mon père avait loué un studio (cette demeure d’un style un peu atypique pour la région existe toujours, avec son avant-toit débordant soutenu par des consoles de bois et ses médaillons en relief inspirés de la Renaissance italienne). Sur l’image on distingue une fenêtre avec balcon orientée au midi, et de l’autre côté du chemin, presque en face de la maison, un transformateur électrique à cabine haute qu’on retrouve sur toutes les photos de l’époque, et qui a été remplacé depuis par un édicule plus discret. Un peu plus loin coule le Barbara(s), torrent issu d’une source locale, qui traverse le village parallèlement à l’avenue principale qu’on appelle « le Cours » et qui n’est autre que l’ancienne allée du château devenue route de Carpentras.
Il faut préciser que le Monument aux morts de la guerre de 14-18 se trouve précisément au carrefour de la route de Pernes et des rues qui la croisent, et que le cortège qu’on voit en marche sur la photo a très probablement fait une pause pour se recueillir devant ce monument.
Derrière le petit groupe de tête constitué par mon père, le Docteur Cohen (un imperméable clair sur son uniforme), le capitaine Stefan* (au 2e rang, sur la gauche), le capitaine Burkot (au centre, vêtu d’une canadienne) et un officier à lunettes qui m’est inconnu, défilent d’autres militaires fusil sur l’épaule. Sous un grand marronnier dont les branches se déploient en berceau au-dessus de la route, des enfants assistent au défilé, rassemblés autour de leur institutrice.
Quand j’ai interrogé, en mars 2022, les aînés du village qui se souviennent de cette présence polonaise à la fin de la guerre, l’un d’entre eux (M. Jean Espenon) m’a dit avoir vu défiler ces Polonais sur le Cours au pas militaire. Il y en avait « toute une garnison », a-t-il précisé, en réponse à ma question concernant le nombre de ces soldats, et peut-être s’agissait-il de cette célébration, puisque l’accueil des Polonais à Saint-Didier et les réquisitions effectuées en vue de leur hébergement devaient prendre fin le 4 février 1946 (cf. la lettre du colonel Duplessier citée dans la première partie de ce témoignage).
De la part de ces hommes qui avaient combattu le fascisme et, pour nombre d’entre eux, perdu au cours de la guerre des êtres chers, c’était bien sûr tout un symbole que de défiler ce jour-là sur notre sol : une façon de réaffirmer avec force la victoire sur l’Allemagne nazie, en portant très haut le flambeau de l’espérance, celle d’un « plus jamais ça » éclatant et définitif.
La présence parmi eux de médecins n’a rien d’étonnant, puisque le village abritait alors un hôpital militaire polonais, sous la direction du Docteur Zygmunt Piechurski – dans le dossier de naturalisation de mon père conservé aux Archives nationales, on trouve, à défaut d’un extrait d’acte de naissance (impossible à établir dans sa situation d’exilé), la copie certifiée conforme d’une « fiche d’évidence personnelle » (ou d’immatriculation) à l’en-tête de l’Hôpital militaire polonais n° 10, datée du 5 janvier 1946 et signée par ce commandant médecin, avec le tampon des « Polish Forces, Komenda Garnizonu w St. Didier » (Forces polonaises, Quartier général de la garnison de St-Didier).
À qui était précisément destiné cet hôpital, c’est ce que je n’ai pas encore réussi à savoir. Mon hypothèse est qu’il a pu recevoir les blessés de la campagne d’Italie (à laquelle les Polonais, on le sait, ont largement participé), mais je n’en ai pour l’instant aucune preuve. Ce qui est certain, c’est que les habitants de Saint-Didier, grâce à la présence de cet hôpital militaire, ont bénéficié de soins et de médicaments auxquels, en ces temps de pénurie, ils n’auraient pas eu accès sans cela. Plusieurs des personnes interrogées en mars dernier se souviennent en effet de médecins polonais venus à leur chevet pour leur administrer un traitement, refaire des bandages, etc.
Un autre détail qui nous est connu à propos de cet hôpital, installé dans L’Hostellerie du village (ancienne résidence du peintre Léonce de Seynes), c’est qu’il comprenait un laboratoire de biologie médicale – ce qui suppose une installation d’une certaine envergure – sous la direction du Dr Zygmunt Turzański. Je suis en quête de compléments documentaires sur cet « hôpital de campagne » (c’est ainsi qu’il est nommé dans les rares textes où il en est question), mais pour l’heure, en dépit de ses imperfections et de sa taille dérisoire, ce cliché à lui seul nous offre un témoignage inestimable sur cette présence polonaise en Vaucluse à la fin de la guerre. Espérons que d’autres pièces viendront compléter le puzzle qui peu à peu se reconstitue.
Brigitte Mezzadri, le 1er octobre 2023
* Peut-être ce capitaine portait-il un de ces noms polonais imprononçables pour un Français, qui expliquerait qu’on l’ait désigné par son prénom ; mais Stefan existe aussi en Pologne en tant que patronyme, comme chez nous Étienne ou Jean (pour n’en citer que deux).





L’Hostellerie (ancienne villa de Seynes), a abrité non seulement l’État-major des forces armées polonaises à Saint-Didier, mais aussi l’Hôpital militaire polonais n° 10 et la cantine ou mess des Polonais (dans le bâtiment qu’on voit sur la droite et qui donne sur le Cours)





















